"Il faut ça, il faut que ce soit beau, si on veut que les gens aient envie de venir nous voir", commente Jean-Baptiste Senat, chemise hors du pantalon et main éternellement tachées de tanins.Les "gens"... Voilà donc le nouveau public du Domaine Senat, devenu en dix ans l'une des figures du nouveau terroir languedocien. Cette année, lui le chouchou des cavistes natures et des restaurants branchés, c'est pour "les particuliers" qu'il se met en frais. Pour eux qu'il aménage des bureaux dans d'anciennes cuves béton, adossées à la cave. Dans quelques mois, une longue coursive métallique, très design, glissera le long de la façade nue.
A l'entrée de la cour, au bout de la rue de la Forge, les Senat viennent même de replanter un jeune cyprès pour faire pièce à celui qui s'élève, altier, contre la colonne de droite.
"Aujourd'hui je vends surtout à des professionnels, explique le vigneron. Il est temps d'ouvrir le jeu. J'ai toujours emmené les vrais passionnés dans les vignes, mais je veux qu'il devienne naturel d'entrer dans ma cave, de comprendre notre travail, de déguster dans le jus... Je veux que le domaine devienne une "maison de verre". Et pour ça, il faut commencer par flatter l'oeil".Bienvenue donc aux "vrais gens", comme on dit à la télé. Ces inconnus qui ne connaissent de la Nine, des Arpettes ou d'Ornicar que la bouche croquante et le nez de fruit.
Un changement d'air et un sacré virage pour un homme qui, à force de bousculer les habitudes du Minervois, s'est construit une solide réputation de "rebelle"... L'adjectif lui est attribué avec un peu de malice par son meilleur ennemi: Hervé Bizeul, le très médiatique patron du Clos des fées, avec qui il féraille régulièrement sur le net. Affrontement des contraires dans un Languedoc renaissant: le beau parleur et le taciturne, La plume et la serpe. C'est deux là, c'est nitro et glycérine. Un cocktail explosif.
Il faut dire que Jean-Baptiste est un homme à manier avec précaution. La revue Eating Paris résuma un jour sa position en une photo, aujourd'hui affichée au dessus du bureau de sa femme Charlotte: une bouteille d'Ornicar transformée en cocktail-molotov. "Pour se dé-fragmenter de plaisir" disait le texte (Ed. Tatami). Pas mal pour un type né en 68 du coté du boulevard Saint Germain...
" Je suis venu là pour me trouver, raconte-t-il, les deux pieds plantés dans la terre de ses vignes. J'ai grandi à Paris, c'est vrai. Mais je passais mes vacances à Trausse. C'était une "propriété de rapport" comme on dit. Le raisin filait droit à la coopérative. Moi, je n'étais tout simplement pas programmé pour ça. Mon frère est magistrat, ma soeur est médecin, je crois que mon père rêvait pour moi d'une grande école... Dans le cursus familial, science pô, c'était le service minimum. J'ai fini par faire des Sciences Politiques, mais à la fac. J'ai même tâté de la campagne électorale dans un grand état major. Mais à 25 ans, j'avais le sentiment que ma vie était finie. Ici, il y avait des terres, des vignes, des raisins. Avec Charlotte on a tout quitté pour s'installer là. Elle m'a donné cette force et ici, enfin, je me suis trouvé. Dans le travail. La saine fatigue d'une rude journée. Les courbatures... J'aime ça. J'ai tout de suite aimé ça."C'est lorsqu'il est dans ses vignes que l'homme est le plus heureux. Lorsqu'il surveille ses vieux ceps et exhume pour eux des techniques délaissées depuis les années cinquante. En ce début avril, par exemple, il "décavaillonne". Le cavaillon, "caoucel" en occitan me précise-t-il, c'est ce petit bourrelet de terre qui se crée au pied des vignes, d'un labour à l'autre. Armé d'une pioche, ce jour là, Jean-Baptiste fignole le travail du tracteur qui vient de retourner la terre en frôlant les pieds.
"En fait, on "décoiffe", raconte-t-il avec gourmandise. C'est une vieille technique de désherbage mécanique... Du même coup, on vient casser les radicelles, les petites racines les plus superficielles, pour obliger la vigne à plonger profondément dans la terre et à profiter pleinement du terroir. En juin, on viendra "coiffer" tout ça, remettre la terre dans la rigole, pour finir d'étouffer les mauvaises herbes".Il y a de la jubilation dans cette façon de tracer un sillon, patiemment, là où le temps avait fini par effacer les ornières.
Cela fait douze ans, maintenant qu'il a repris la propriété familiale. Il a fallu négocier. Trancher. Avec une ligne: être autonome. En une décennie, il a transformé une grange en lieu de stockage, acheté une chaîne d'embouteillage et fait renaître la cave et le chai, laissés à l'abandon. A Trausse, il élève désormais ses vignes et ses trois enfants avec un plaisir égal. Le grand, né ici, s'est mis au rugby, alors que lui, le parisien ne jurait que par le foot. Il l'encourage. Sans doute cela fait-il aussi partie de sa révolution intérieure.
Mais ce bonheur ne l'a pas assagi. Et tant mieux pour ceux qui aiment ses vins. Débatteur redoutable, volontiers provocateur, à l'occasion tranchant, Jean-Baptiste n'a jamais caché ses convictions:
"Je crois à des vins de terroir, plus justes, plus précis, explique-t-il. Plus digestes aussi parce moins tanniques. Plus près du fruit. J'en ai assez de ces "classiques du Languedoc" qu'il faut attendre dix, quinze ans... A l'arrivée ils sont bien là, pas de doute. Mais ils ne m'épatent pas."Un brin sectaire ?
"Je ne crois pas, répond le vigneron. Je ne condamne pas une démarche par principe. Il y a un mois par exemple, j'ai visité Tariquet. C'est industriel, mais c'est cohérent. C'est pas mon truc, mais ça se respecte".
Senat est un homme complexe. Il aime les vents contraires, se nourrit d'influences paradoxales. Comme sa vigne, il retient ce dont il a besoin et laisse filer le reste. Il vote bio, mais pas flou... Il flirte avec les idées de Carlo Petrini et du "slow-food" mais critique aussitôt ceux qui "se contentent de penser, sans aller au bout de leurs idées". Cite Braudel et Anaxagore, mais s'inspire des "Guns and Roses" pour nommer sa dernière cuvée.
Revus et corrigés par Charlotte, les "fusils et les roses"
deviendront les plus pacifiques "Arbalète and coquelicots". Mais on ne se refait pas... L'étiquette, qui vient de sortir de l'imprimerie, ressemble à s'y méprendre aux tee-shirts très rock que le jeune Jean-Baptiste devait user jusqu'à la corde dans les années 80. Et un bouchon synthétique orange viendra donner à l'ensemble un petit air terriblement "Harley Davidson".
Le Senat est décidément un drôle d'animal. Un animal très politique et qui cache bien son jeu. Curieux, toujours critique, il ne se lasse pas de refaire le petit monde du vin, le nez plongé dans le nectar d'un confrère. Mais chez Jean-Baptiste et Charlotte, les repas sont surtout marqués par une formidable générosité, le goût de la découverte et la procession de ces bouteilles dont le vigneron de Trausse admire les créateurs: Arena, Lapierre, Gautherot, Valette, Barral. L'homme ne boit que ceux qu'il aime.
De la Loire au Rhône, de la Champagne au Languedoc et du Jura à la Corse, il a ainsi dessiné, année après année, sa propre carte de France. Sa carte des vins... Et des amis. Une "France idéale" que sa femme (à droite) se charge de faire vivre lors des rencontres vigneronnes de Mauguio.
Pour cela comme pour le reste, Jean-Baptiste Senat a un vrai talent. Un talent explosif... Rugueux et généreux comme ce Languedoc auquel il aspire tant ressembler. Le Languedoc qui ne triche pas. Mais se cherche sans cesse. Lorsqu'un vigneron comme celui-là ouvre ses portes, il faut donc s'y précipiter. Avant que l'animal ne change d'avis... Ou d'adresse. Avec lui, on n'est jamais tout à fait à l'abri d'une révolution.
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