L'histoire d'Eric Pfifferling commence dans un bruit de tôles, du coté de Clarensac (Gard), au début des années 70. Son père, mécano, tient le garage du village. Ce jour-là, entre deux tours de clés, il entend un bourdonnement sourd. C'est un essaim d'abeilles qui ont trouvé refuge sous le toit. Fascinés, le garagiste et son fils accouru aussitôt (Eric a dix ans) regardent les pompiers déloger la colonie.
C'est une révélation.
Instinctivement, Pfifferling père décide de garder les ruches. Quelques mois plus tard, il vend brutalement son affaire et se lance dans l'apiculture. C'est là qu'Eric apprendra son premier métier:
"Les abeilles, c'est une école de calme et de concentration, raconte-t-il. Lorsqu'on travaille avec les abeilles on travaille du vivant. Avec elles, tout joue: le climat, l'humeur, le ressenti... Chaque jour est différent. Les abeilles ça ne se "maîtrise" pas. Ça s'accompagne... C'est un apprentissage d'humilité. C'est comme la vigne, d'une certaine manière: on peut "prendre part" mais on ne "dirige" pas. Et puis le travail avec les abeilles, c'est une école pour le vin aussi: sur les arômes... Les intensités... Depuis que je suis petit, le miel et le parfum des fleurs ne me quittent jamais."30 ans plus tard, on retrouve ces parfums et ces arômes dans les vins d'Eric Pfifferling. Au coeur d'une appellation réputée pour ses rosés faciles et ses rouges trapus, il élève ses grenaches en douceur, avec finesse et même, pour certaines de ces cuvées, un flirt assumé du coté des Pinots et de la Bourgogne. Terres d'Ombre, Pierre Chaude, le Chemin de la Brune, les Traverses... Ses cuvées sont le "Miel de Tavel", a écrit Sylvie Augereau, dans un de ces raccourcis saisissants dont elle a le secret. "Comme des Beaujolais du Sud" renchérit un critique avisé. Pour une fois, Eric accepte le compliment.
"La première fois que j'ai bu les Morgon de Marcel Lapierre, raconte-t-il, j'ai été bouleversé. Lui et Jean (Foillard, ndla), sont des génies. J'aime pas beaucoup l'idée du disciple et du Maître, mon truc à moi c'est plutôt ni Dieu ni Maître (il sourit).... Mais oui... Cette filiation, là, elle me fait plaisir."
Cela fait 20 ans maintenant qu'Eric a repris les 4 hectares de vignes que possédait sa grand-mère au coeur du cirque de Tavel. Il y a ajouté 3 hectares, pas un de plus. Pour le raisin d'abord, puis pour la coopérative. Avec ces 2007, il signe le cinquième millésime du Domaine de l'Anglore ("Lézard", en occitan). De la vigne, il a tout appris du père de Marie, sa femme. L'ancien viticulteur à la retraite lui a enseigné le travail "à l'ancienne".
"Comme on faisait dans les années cinquante, explique-t-il. Avec pour tout traitement du sulfate de cuivre et un peu de souffre. Aujourd'hui on appelle ça le "bio". Mais eux, ils faisaient ça naturellement, sans logo, de pères en fils. J'ai prolongé en ne filtrant pas les vins. Et dés que c'est possible, je la joue sans souffre. Ça les rend parfois déroutants, mais j'aime ça."
On l'a compris, Eric Pfifferling est un artisan "nature". C'est même sa marque de fabrique, l'une des seules appartenances que ce "vigneron libre" - sinon libertaire... - revendique ouvertement.
"On a commencé en 98 avec mon copain Jean-François Nicq, des Foulards Rouges (Roussillon, ndla). C'était en pleine vache folle, on était plein d'interrogations sur la qualité, les dangers de ce qu'on offrait aux gens... On a passé des soirées, des nuits, à discuter de politique et de nos vins, de la façon de les faire. A tenter de faire émerger une nouvelle génération de vignerons, là où il n'y avait que deux ou trois moutons à cinq pattes. On était avec des gars comme Loïck Roure, Edouard Laffite, Gérald Oustric (Domaine du Possible et Domaine du bout du monde en Roussillon et Domaine du Mazel en Ardèche, ndla)... Ensemble, on a appris à faire du vin autrement."
De cet exercice d'équilibriste, sont nés un Collectif, un festival de vins natures (la "Remise"), des journées dites de "solidarité vigneronne" (théoriquement tous les jeudis)... Et un vin unique en son genre: "l'Anglore aux Foulards Rouges", l'assemblage des meilleurs raisins issus des deux domaines. Mais chut... "Mélanger deux appellations, c'est strictement interdit par la réglementation", s'empresse de vous glisser, avec des airs de conspirateurs, l'un des rares cavistes parisiens à avoir réussi à mettre la main dessus. Évidemment, ça n'empêche ni de le vendre, ni de le boire...
Réglementation ou pas, Eric, lui, s'en fiche pas mal qui boude les commissions d'agrément et sort la plupart de ses cuvées en Vin de Table. Rebelle, passionné, utopiste? Il assume.
"Gosse j'ai été renvoyé trois fois de l'école. A 20 ans, j'ai eu une période, disons, un peu radicale... Et c'est vrai qu'on a un coté "gang de la gauche prolétarienne", comme tu dis. Mais ma vérité, c'est plutôt que j'ai jamais bien supporté l'autorité".
Là, le militant de la cause redevient un guide patient, concentré, paisible. A l'heure d'ébourgeonner ("la belle oeuvre", comme disait son beau-père), ou de partir piocher les trois hectares qui lui restent à travailler avant la fin juin, le vigneron se souvient des leçons de l'apiculteur.
"Tu ne peux pas forcer la nature. Il n'y a pas un millésime qui ressemble à un autre. D'une année sur l'autre, je peux tout perdre, je le sais. Ça a failli m'arriver en 2002, l'année ou nous avons perdu les abeilles et les trois-quarts de la récolte dans les inondations. Ça aussi, c'est une leçon d'humilité."
Un silence et puis il ajoute:
"Pour moi la révolution, tu vois, ça n'est plus tout raser. Mais plutôt trouver l'équilibre... Transmettre. A 47 ans, je peux dire que je suis heureux, ouais... Je changerais pas ma vie. Mes fils ont 14 et 17 ans. Ils ont grandi ici. Donner ça à mes enfants, cette nature, c'est déjà une chance inouïe."Faut-il croire que c'est ce bonheur-là que l'on sent désormais dans ses vins?
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