jeudi 6 décembre 2012

La Métaphore en Œnologie

1. Statut de la terminologie œnologique

Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles. C’était un vin délicat, féminin, séduisant, Avec une robe vive et brillante

Le vers de Baudelaire par lequel commence cet article semble bien se compléter par les mots qui lui succèdent. Seulement que dans le premier cas on voit à l’œuvre le génie poétique et dans le deuxième la réflexion analytique sur les sensations dans un langage de spécialité: celui de l’œnologie. Ce qui frappe ici, c’est le lyrisme de ce dernier, qui consiste dans l’emploi métaphorique de certains termes du français général. Pierre Poupon a surpris cette spécificité du langage de l’œnologie dans un discours non moins lyrique:

“D’approximations parfois brillantes et imagées comme une improvisation poétique, le Profane ne retient que le souvenir d’une élégante jonglerie verbale autour d’un verre. Il s’agit En fait d’un encerclement progressif et sincère, pour serrer de près l’insaisissable vérité.”
(Peynaud).

La “jonglerie verbale” et le jugement trop familier porté sur le vin dans ses espaces culturels de souche sont peut-être la cause pour laquelle le vocabulaire de l’œnologie n’est pas pris au sérieux.
En fait, la description des sensations olfactives et gustatives est difficile à réaliser, car le nombre des termes conventionnels dont dispose la langue pour le faire est plutôt restreint.
Le gastronome Brillat-Savarin nous a légué par sa Physiologie du goût de 1826 les quatre saveurs fondamentales que la langue distingue et que nous sommes éduqués à percevoir:
Le sucré (doux), le salé, l’acide (aigre), l’amer (amertume). A la différence des “profanes”, l’œnologue doit posséder un vocabulaire gustatif beaucoup plus étendu pour qualifier chaque composante du vin dans ses nuances (hormis le salé, qui intervient rarement). A titre d’exemple, selon l’astringence, due aux tanins, le vin sera informe, charpenté, ferme, grossier, etc. Pour surprendre les subtilités d’un vin et pour que la communication entre spécialistes soit efficace, l’œnologie a dû se forger une terminologie propre, descriptive et précise.

Les langages de spécialité sont communément décrits en termes de monosémie, bi-univocité, neutralité émotive (Jacobi) ou bien précision, simplicité, clarté, objectivité (Hoffmann).
Ces exigences semblent exclure l’emploi du langage figuré de la communication entre les spécialistes. Celui-ci tend à être considéré prioritairement dans sa dimension esthétique et émotive, en vertu de son rattachement traditionnel à une rhétorique confinée au champ littéraire.

Au pôle opposé se trouvent ceux qui voient dans l’effervescence métaphorique un moyen de remédier aux lacunes terminologiques (Black).

Black et Boyd, analysant les métaphores sous l’angle de la philosophie de la science, vont au-delà du rôle de ce trope dans la constitution des terminologies. Ils mettent en évidence le rôle cognitif (la valeur heuristique) des métaphores dans l’élaboration et la formulation des théories scientifiques. Nous avons retenu ici les contributions de Black et Boyd seulement comme argument pour l’utilité de la métaphore au niveau terminologique.

Black définit ces métaphores-outils comme des catachrèses. C’est d’ailleurs le type de métaphore présent dans le langage de l’œnologie, où, par exemple, le corps, la charpente, la robe du vin sont des termes non-substituables dont le sens d’origine n’est plus perçu. Boyd considère les métaphores scientifiques comme :

“an irreplaceable part of the linguistic machinery of scientific theory [...] there are
metaphors which scientists use in expressing theoretical claims for which no
adequate literal paraphrase is known” (Boyd).

Il les appelle métaphores constructives parce qu’elles “ construisent ” les théories exprimées et font avancer la recherche en révélant des analogies entre des concepts appartenant à des domaines différents (ex. la métaphore cerveau / ordinateur dans la psychologie cognitive).

Ce n’est pas le cas des métaphores de l’œnologie, qui n’offrent pas d’insights cognitifs contribuant à l’avancement des recherches. Ce sont seulement des métaphores constitutives d’une terminologie.
La métaphorisation des termes du langage ordinaire représente l’un des procédés dont se servent les langages de spécialité pour combler les vides dénominatifs, à côté de la spécialisation du sens et de la néologisation.
A la différence des langages de l’économie, de l’informatique, de la médecine, etc., qui usent de tous ces procédés, celui de l’œnologie se sert presque exclusivement de la métaphorisation.

Ce qui est commun à toutes ces terminologies, c’est le fait qu’elles sont truffées de métaphores provenant du français courant (ex. en économie - conquérir un marché, dépression économique; en informatique - fenêtre, souris; en génétique - carte génétique, gène d’intérêt).

Empruntés à la langue courante, ces termes ont l’avantage d’être transparents, synthétiques et concrets. Cela les rend parfaitement appropriés à l’œnologie, qui s’attache, dans la pratique de la dégustation, à cerner et à communiquer le vague d’une expérience sensorielle.


2. Base théorique de l’approche de la métaphore

Vu les nombreuses études sur la métaphore, il est bien nécessaire de mettre au point une démarche méthodologique en décelant la théorie qui convient le mieux à notre analyse.
L’approche diachronique de la métaphore relève l’existence de deux directions principales:
- l’approche traditionnelle, qui traite la métaphore comme phénomène essentiellement linguistique;
- l’approche engendrée par l’avènement des sciences cognitives, qui envisage la métaphore comme phénomène cognitif (Lakoff et Johnson).


L’approche traditionnelle explique la métaphore en termes d’anomalie, de comparaison et d’interaction.

- La théorie de la métaphore comme anomalie se fonde sur l’impossibilité d’interpréter la phrase dans ce qu’elle affirme directement. Cela suppose l’existence d’un équivalent littéral auquel on fait recours pour la compréhension de la métaphore, qui a dans ce cas une fonction substitutive. Ce n’est pas le cas des métaphores de l’œnologie, forgées justement pour combler les lacunes terminologiques.

- La théorie de la comparaison, qui se réclame d’Aristote, interprète les métaphores comme des comparaisons implicites (nommées abrégées ou elliptiques). La comparaison est rendue possible par l’existence des traits sémantiques communs entre les deux composants de la métaphore. Les éléments de ressemblance constituent le ground.

Cette théorie ne peut pas être appliquée à l’analyse des métaphores œnologiques, car elle suppose que le trope surprend des traits communs préexistants (qui sont d’ailleurs responsables de sa constitution). Or il n’y a aucune ressemblance a priori entre, par exemple, le corps du vin et le corps humain, pour qu’elle soit enregistrée dans la métaphore le corps du vin.

- La théorie interactionnelle, mise en place par Black, considère que la métaphore
consiste dans la projection sur le topic non seulement d’une propriété unique, mais d’un ensemble d’implications (connaissances, croyances), conventionnellement associées au vehicle. Cette projection résulte dans une reconsidération des deux composants de la métaphore la compréhension de chacun étant approfondie par le transfert d’un faisceau de propriétés de l’autre.

Les métaphores de l’œnologie pourraient être envisagées seulement en partie comme
interactionnelles. Le vehicle “corps” transfère sur le topic “vin” une série de propriétés (ex. chair, maigre, gras), en l’anthropomorphisant. En échange, le topic “vin” ne contribue en rien à une nouvelle compréhension du corps humain.

L’approche cognitive de Lakoff et Johnson envisage la métaphore non pas comme fait linguistique, mais comme phénomène cognitif. Son foyer n’est pas la langue, mais la pensée.
On la retrouve dans notre façon d’organiser les connaissances, de comprendre un domaine conceptuel en termes d’un autre: “La métaphore n’est pas seulement affaire de langage ou question de mots. [...]

Le système conceptuel humain est structuré et défini métaphoriquement. Les métaphores dans le langage sont possibles précisément parce qu’il y a des métaphores dans le système conceptuel de chacun.” (Lakoff et Johnson).

On retrouve ici quelques principes de la théorie interactionnelle, dont l’approche cognitive constitue l’aboutissement: l’idée du filtrage d’un système sémantique à travers l’autre, qui débouche sur une nouvelle organisation conceptuelle du topic (la fonction heuristique de la métaphore). En plus, la théorie interactionnelle ne s’en tient pas au transfert de propriétés sémantiques, mais de tout un système d’implications associées au topic et vehicle. La compréhension consiste donc dans l’activation des domaines conceptuels sous-jacents au topic et au vehicle. Selon Lakoff et Johnson, la métaphore peut être décrite comme une série de mappings (fr. mappage ou mise en correspondance) entre un domaine-source et un domaine-cible (vehicle, respectivement topic dans la théorie interactionnelle).

La différence entre les deux approches consiste dans le fait que dans pour les cognitivistes la pensée n’intervient pas seulement dans l’interprétation de la métaphore. C’est la pensée même qui est structurée métaphoriquement. L’expression linguistique métaphorique est la réalisation de surface d’une structure conceptuelle qui la sous-tend.

3. Analyse des métaphores œnologiques


Fondée sur l’approche cognitive de la métaphore, notre analyse se propose de rendre compte du domaine-source en termes duquel on conceptualise le domaine-cible VIN. La systématisation des métaphores conceptuelles et l’investigation de leur motivation seront complétées par une analyse sémantique, dans la lignée traditionnelle. Celle-ci vise, par la description du mécanisme de la métaphorisation, à refléter la façon dont le système sémantique du topic a été réorganisé, en le rapportant à celui du vehicle.

Le corpus d’analyse a été sélectionné des sites dédiés à l’œnologie ainsi que de deux
dictionnaires de spécialité, car cette pittoresque terminologie n’est pas représentée dans les dictionnaires généraux de langue française. Elle st confinée aux glossaires à vocation didactique.
Les termes métaphoriques repérés dans ce corpus sont de différentes actualisations
linguistiques de la même métaphore conceptuelle: LE VIN EST UNE PERSONNE, avec ses différents sous-domaines. Nous allons analyser seulement les multiples aspects concernant l’être corporel, sans oublier pour autant de mentionner que l’étude des traits de personnalité et de caractère serait tout aussi effervescent (vin aimable, chaleureux, franc, généreux, etc.).


3.1. CONSTITUTION DU CORPS HUMAIN=CONSTITUTION DU VIN

Le choix de cette correspondance conceptuelle a été déterminé par des syntagmes comme : le corps du vin, la chair du vin, vin charnu, charpenté. De tous ces mots du langage courant spécialisés en œnologie il n’y a que corps qui figure dans les dictionnaires de français général
avec une référence explicite au vin. Dans l’organisation du sens de corps, on peut dstinguer quatre branches correspondant aux sèmes nucléaires :

s1 /partie matérielle des tres/,
s2 /matière/ ou /substance/,
s3 /partie principale/,
s4 /ensemble/.

Le seul sème actualisé ans la métaphore est s2, susceptible à son tour d’une décomposition dans les sèmes contextuels /consistance/, /épaisseur/. Dans le cas du vin, ces sèmes contextuels sont traduits pr “vigueur, plénitude en bouche (d’un vin). Avoir du corps. ”.

Les glossaires spécialisés soulignent aussi la plénitude et la densité comme sensation gustative : “plénitude, richesse aromatique ; le vin est dense et complet, son goût envahit la bouche” ; ou bien ils s’apprêtent à décoder une métaphore par une autre : “bonne constitution (charpente, chair)”. Cette sensation gustative de plénitude est procurée par l’équilibre des composants du vin : l’alcool, les tanins et le moelleux (ou la sucrosité). Un vin qui n’a pas ces qualités est maigre, informe.

Le passage du corps en œnologie a déterminé un comportement similaire de certains lexèmes qui structurent son champ sémantique : les noms charpente, chair et surtout les adjectifs charpenté et charnu. Dans leur sens littéral, les deux adjectifs envisagent un sujet caractérisé par les sèmes /+concret/, /+humain/ : “
Qui est robuste, qui a une bonne charpente osseuse. Il est petit, mais bien charpenté.”
Nous nous situons donc premièrement dans la sphère de l’humain, pour qu’ensuite l’adjectif puisse être appliqué à tout sujet /+concret/, /-humain/,:

Solidement construit, bien structuré. Un roman bien charpenté.” En œnologie, un vin (bien) charpenté est un vin “qui a une bonne constitution, avec une prédominance tannique ouvrant de bonnes possibilités de vieillissement”. Dans cette définition professionnelle il y a un implicite anthropologique du domaine-source :
une bonne constitution et un indicateur pour la santé et la force - la garantie du “vieillissement”, de la longévité.
En ce qui concerne l’adjectif charnu, il est défini dans son premier sens par référence au corps humain : “Des lèvres charnues”, “Les parties charnues du corps”. Ses collocations reflètent clairement les sèmes /+concret/, /+humain/, pour qu’ensuite ce dernier soit remplacé par /+végétal/ : “Des cerises épaisses”. Cette extension du sens vers la sphère végétale a été dictée par les sèmes /+épaisseur/, /+consistance/, caractéristiques tant pour le corps humain que pour les fruits. D’ici la catachrèse chair d’un fruit rénovée par l’œnologie dans la chair du vin. Un vin ayant de la chair, donc charnu, donne une sensation gustative presque "charnelle" de forme et de volume, tellement qu’on a l’impression de devoir le mâcher (d’où l’expression avoir de la mâche).

Tous ces termes sont entrés en œnologie de la langue commune à la suite d’un processus de métaphorisation. Il y a quand même un cas à part : celui de corsé, adjectif désignant un vin qui a une saveur prononcée, “un goût relevé” . Dérivé de corps (a.fr. cors), corsé est attesté pour la première fois en 1819 avec le sens de “consistance que prend un liquide qu’on épaissit” (Bloch et Wartburg ). Le verbe correspondant, corser, a comme sens propre “donner du corps en additionnant d’alcool. Corser un vin.” Forgé donc pour parler du vin, ce terme a été emprunté par la langue commune sous une forme qui n’est pas sa figure naturelle. Ainsi, il a comblé un vide dénominatif dans des syntagmes du genre corser un récit,
pour éviter la paraphrase “renforcer l’intérêt de quelque chose en ajoutant des détails”. De même, on dit corser la note pour “en gonfler le total”, expression ayant comme homologue familier saler la note. Tous ces emplois figurés sont dus au sème saillant commun /+ajout/.
Parmi les traitements sémantiques de la métaphore, c’est le modèle interactionnel de Black qui convient mieux aux syntagmes analysés. Comme le fait remarquer Georges Kleiber, “Une des hypothèses centrales de la solution interactionnelle est que le mécanisme métaphorique consiste en l’interaction ou tension entre une expression employée métaphoriquement (le foyer ou véhicule) et les termes co-occurrents (le cadre ou teneur) dans leur emploi littéral.” (Kleiber). En nous situant dans la même lignée, nous pouvons affirmer qu’une métaphore est d’autant plus puissante que l’incongruité des champs sémantiques juxtaposés est grande. Même si l’analyse sémique du lexème vin relève du trait sémantique /+liquide/, les termes liés à la métaphore du corps témoignent de l’investissement du domaine-cible VIN d’un sème s’opposant à sa structure inhérente: /+solide/. Le vin a de la consistance, mais il s’agit d’une consistance qui frappe par son "immatérialité". Elle est donnée par un ensemble de saveurs, d’arômes, donc de sensations gustatives. Une information de nature chimique (le goût) est décrite, par synesthésie, dans les termes du toucher, qui reçoit des informations de nature physique (ex. “plénitude”, “vigueur”, “sans aspérité”). Ces choix linguistiques métaphoriques, même s’ils se situent loin dans le temps (on retrouve le corps du vin dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1694, mais il est sûrement plus ancien), pourraient cacher une prémonition scientifique: la transgression des barrières entre les sens.

C’est cette observation qui a permis aux informaticiens de créer des logiciels qui convertissent les images en sons pour rendre "la vue" aux non-voyants. La générativité de la métaphore du corps ne se réduit pas pour autant aux éléments qui entrent dans sa constitution – charpente et chair. Elle entraîne dans le vocabulaire de l’œnologie toute une série d’attributs physiques pour rendre des défauts ou des qualités du vin.


3.1.1. Défauts du vin

Pour caractériser en général un vin sans qualités on dispose des adjectifs tels faible, fatigué, maigre, mince.
Faible envisage dans son sens propre un sujet /+humain/ . D’ailleurs, le latin flebilis
signifiait “digne d’être pleuré ” (du verbe flere, "pleurer"). Il s’agissait donc d’un sentiment de compassion éprouvé par un être humain envers ses semblables. Pour les oenologues, un vin faible manque de couleur, de corps et d’extrait sec ou bien il n’a pas assez d’alcool,
pendant que son antonyme fort réfère seulement à la richesse alcoolique.
De façon plus évidente encore, fatigué s’applique aussi à une personne. L’homme est fatigué à la suite d’un excès d’activité physique. Le vin est fatigué quand il a perdu provisoirement ses qualités à la suite d’un soutirage, d’un filtrage ou d’un transport – il a été donc "travaillé".
Ou bien la sensation de fatigue est due à des causes internes, physiologiques : le
vieillissement. Puisque le vin a aussi une existence (il est jeune, mûr, vieux, sénile), il ne pouvait pas échapper à la créativité lexicale engendrée par une telle conceptualisation. Ainsi, pour d’autres dégustateurs, fatigué qualifie un vin auquel l’âge a enlevé ses qualités. En tant qu’attributs du corps humain, maigre et mince sont presque synonymes, ayant le sème commun /-gros/. Cependant, mince est investi de la connotation /+élégant/. Les deux termes sont importés en œnologie avec cette différence de nuance. Un vin mince est un vin dont l’alcool, le bouquet et le goût sont peu intenses, tandis qu’un vin maigre manque de corps, il a une minceur exagérée.


3.1.2. Qualités du vin

Comme caractéristiques physiques, maigre-gras représentent des défauts de constitution :
manque, respectivement excès. Le couple antonymique se conserve en œnologie avec la différence que gras ne désigne plus une imperfection. Un vin gras est riche en glycérine, qui lui apporte du moelleux (une saveur légèrement sucrée, avec une certaine onctuosité). Selon le Grand Dictionnaire Terminologique, gras signifie “souple, agréable, moelleux, presque onctueux”. Le terme utilisé par les Grecs pour un tel vin était liparos (cf. lipide). Si la couche lipidique en excès donne au corps humain une apparence grasse, cela est dû aussi à l’apport nutritif excédentaire de glucides. La même chaîne causale se révèle dans le cas du vin, rendu gras par la glycérine (pas excédentaire). Même si l’adjectif réfère à la constitution du vin, la
motivation de son choix est plutôt de nature visuelle : les traces qu’un vin gras laisse sur les parois du verre sont épaisses (des larmes épaisses), comme celles laissées par l’huile.
Contrairement au français général, le lexème perd son sens dévalorisant (synonyme
d’agréable). En outre, le rapport antonymique gras-souple devient synonymique, gras s’opposant à sec. Le vin souple présente un équilibre excellent entre alcool et acidité, de même qu’une certaine proportion de glycérine naturelle. Le principal critère de qualité des vins est l’équilibre entre ses éléments constitutifs: acidité, sucré, astringence (pour les vins rouges) et alcool (pour les vins blancs). Dans le cas du vin gras/souple aucun élément n’est en excès et il procure au palais une sensation agréable.

Puisque le vin a du corps et de la charpente, il était tout naturel qu’il soit qualifié de robuste, adjectif passé en œnologie avec sa série synonymique: fort, puissant, solide, vigoureux. Ces qualités physiques sont attribuées à un vin riche en alcool. Mais ce choix terminologique ne doit pas être considéré seulement comme une métaphore filée engendré par celle du corps. Sa source remonte aux origines de l’humanité. L’imaginaire collectif qui associe le vin à la force et à la santé puise ses représentations tant dans les cultes païens que dans la tradition chrétienne. Dans les mythologies grecques et latines, le vin était la boisson des Dieux. Il avait
donc une valeur sacrée, celle de breuvage de l’immortalité. Un symbolisme plus fort encore est institué dans la Bible. Le Messie est la vraie vigne, plantée par son Père, soignée et émondée pour donner un fruit abondant. Le fruit de la vigne, le vin présent dans l’Eucharistie, représente le sang versé pour la nouvelle Alliance. La communion est notre chance récurrente d’acquérir la santé spirituelle et corporelle, notre chance de rejoindre le principe de la vie éternelle.

Tout en rappelant l’hétérogénéité symbolique du vin, il faut préciser que le profane (le corporel) l’emporte sur le mystique (le spirituel). Les vertus thérapeutiques du vin (et en général de l’alcool - voir eau-de-vie) sont reconnues et régulièrement exprimées dans les repas conviviaux par la formule “A votre santé!”. Cette boisson alcoolique est souvent consommée sous le prétexte qu’elle donne de la force. La réciproque est aussi vraie : boire est une preuve de force et de virilité. C’est pourquoi le vin est qualifié aussi de viril et défini comme un vin “puissant, vigoureux, plein de force et de caractère”.


3.2. MARQUES DE FÉMINITÉ = CARACTÉRISTIQUES VISUELLES ET
GUSTATIVES

Même si les attributs physiques caractérisant le vin concernent l’homme par le sème /+force/, la personnification féminine est très fréquente en œnologie. Et cela surtout dans le vocabulaire des "profanes" de la dégustation, car ils valorisent la symbolique sensualiste du vin. La complicité qui naît entre le buveur et le vin renvoie, à travers son enracinement terminologique, à une relation amoureuse. Le vin est féminin, il a une robe, du corsage, de la cuisse, de la rondeur ou même de l’amour.

Un vin féminin est souple. Le moelleux (la sucrosité) l’emporte donc sur les tanins
(l’astringence). Si la féminité s’associe à la douceur dans son sens figuré, l’œnologie reprend ce symbolisme jouant sur le sens propre de doux.

Contrairement à la créativité métonymique de bouche et de nez, on définit l’ensemble des caractéristiques visuels (couleur, limpidité, texture apparente) non par l’oeil, mais par la robe du vin. Ce terme engendre dans le jargon des oenologues une constellation sémantique de couleurs et de tissus : “somptueuse robe pourpre de taffetas”, “profonde robe de satin jaune”
. La connotation féminine est évidente, même si le terme s’est spécialisé aussi pour
les vêtements des ecclésiastiques et des juges. Puisque le vêtement recouvre le corps et lui confère une apparence, la robe a été investie en raison de son étymologie avec le sens de "pelage" (ex. robe du cheval, du chien). Les syntagmes des dégustateurs prouvent que la métaphore robe du vin n’est pas issue de cette filière figurative (du corps du vin), mais du sens spécialisé de "vêtement de femme". La partie supérieure de la robe – le corsage – apparaît aussi en œnologie dans le syntagme vin qui a du corsage, comme synonyme de délicat, féminin, fin.

Autrefois, on disait d’un vin charnu qu’il a de la cuisse; d’un vin souple, moelleux qu’il a de la rondeur. L’allusion au corps féminin est fort évidente. A partir de 1950, quand on a reconnu le diplôme d’oenologue, les exigences de la technicisation du vocabulaire de l’œnologie ont engendré la suppression des termes à connotation féminine ou sexuelle comme corsage, cuisse, rondeur ou jambes. La robe résiste, de même que l’amour. Ce dernier est un terme bourguignon pour caractériser un vin qui est bouqueté, souple et velouté.De Bourgogne sont issus d’ailleurs les premiers crus aux noms évocateurs : Les Amoureuses,Le Clos de la pucelle.


3.3. LES PARTIES DU CORPS = CARACTÉRISTIQUES VISUELLES,
OLFACTIVES ET GUSTATIVES DU VIN


La première étape de la dégustation est celle visuelle. Les jambes désignent les traces laissées par le vin sur les parois du verre lorsqu’on l’agite ou l’incline. Selon une idée très répandue, elles marquent la présence de la glycérine. Cet emploi métaphorique est dû à une analogie de forme (traces qui s’écoulent - jambes), qu’on pourrait traduire par le sème /+verticalité/. Dans les glossaires d’œnologie, les jambes apparaissent comme synonyme de larmes du vin, terme plus fréquent. Les gouttes fines adhérant au paroi indiquent que le vin pleure, phénomène rencontré spécialement chez les vieux vins. Si le vin pleure exagérément, cela signifie qu’il est trop gras.

En ce qui est des caractéristiques olfactives, elles sont encodées dans le terme nez du vin. Le nez, organe sensoriel de l’olfaction, est souvent assimilé – dans le français général – à la fonction de l’odorat (ex. avoir un bon nez). D’ailleurs nez est issu du sanscrit nasa, "parfum".
Par extension, il est utilisé pour “l’ensemble des caractéristiques olfactives d’un produit odorant : le nez du vin ”. Un terme presque synonyme de nez est bouquet, qui s’emploi pour les vins plus vieux ayant transformé les arômes en parfums plus complets. La bouche désigne, toujours par métonymie, l’ensemble des caractéristiques olfactives perçues dans la bouche.

4.Conclusions

L’étude de cette terminologie de spécialité nous a permis de lui déceler la systématicité. Ses métaphores lexicalisées (catachrèses) sont organisées en riches séries synonymiques (ex. robuste-fort-puissant-solide-vigoureux) ou bien en couples antonymiques (ex. maigre/gras).
Les relations sémantiques que les mots entretiennent dans le langage de l’œnologie ne correspondent pas intégralement à celles du français général (ex. gras devient synonyme de souple).

Une autre observation est liée à la systématicité du concept métaphorique de corps. Celui-ci s’organise dans un système cohérent de sous-domaines: texture (charpente, chair), attributs physiques, parties du corps, marques de sexualité.
Il conviendrait donc de ranger toutes les expressions métaphoriques sous le pouvoir génératif de la métaphore conceptuelle LE VIN EST UNE PERSONNE. L’omniprésence des métaphores anthropologiques est signalée par Vico dans sa Scienza Nuova de 1725:

“Dans toutes les langues, la plus grande partie des expressions par lesquelles on
désigne les choses inanimées sont empruntées aux dénominations du corps
humain: ainsi chef ou tête se dit d’une sommité ou d’un commencement; en face
et au dos se dit pour devant et derrière; (...) on dit les yeux de la vigne (...).

Chaque langue pourrait nous offrir une infinité de ces exemples, et cela démontre
d’autant plus la vérité de cet aphorisme: que l’homme ignorant fait de lui-même la
règle de l’univers. Et en effet, dans les expressions que nous venons de rapporter,
l’homme a fait de son être un monde entier”.
Cette observation, parfaitement cohérente avec les conclusions dégagées de l’étude de la terminologie œnologique, nous permet d’aller en amont des propos de Lakoff et Johnson.
L’expérience sensorielle n’est plus l’outil qui rend accessible un domaine conceptuel plus abstrait, mais l’objet même de la compréhension. La métaphorisation conceptuelle en œnologie est sous-tendue non pas par l’approche sensorielle du monde, mais par l’acteur de cette expérience, le corps humain dans ses différents aspects physiques.

Sources :
metaphorik.de Amoraritei, La Métaphore en OEnologie
Boyd, R. : “ Metaphor and theory change. What is metaphor a metaphor for?”
Peynaud, E./ Blouin, J : Le goût du vin. Le grand livre de la dégustation,
Le Guern, M.: Sémantique de la métaphore et de la métonymie
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